La grenouille de Deir ez-Zor

Première publication : 22 novembre 2011.

Il y a longtemps, Deir ez-Zor La Cruelle engloutit des milliers d’êtres humains. Une grenouille, venue de très loin, s’y trouvait malencontreusement en villégiature, et se reposait sur un dernier bout d’étang. Voyant passer les Arméniens qu’elle savait en grande détresse, elle crut bon de les narguer et pourquoi pas, de les sauver pour les employer comme main-d’œuvre au Pays des Grenouilles, son pays d’origine.

« Grande dépossession arménienne que tout cela! dit-elle. Vous qui possédiez tout, n’êtes plus rien maintenant, aussi laissez-moi vous dire deux ou trois choses. Après maintes années de solitude, d’innombrables mois de coassements sans répit dans ce désert où je ne pensais plus trouver la moindre parcelle de vie, voilà vos colonnes de réfugiés qui s’avancent et repeuplent mon univers! C’est une vie en déroute, mais c’est tout de même des corps qui respirent. Je suis la grenouille de Deir ez-Zor, le passeur de rêves, le charretier qui acheminera vos âmes dans un pays idyllique. Ainsi, vous voyant si malheureux, me demandé-je, pourquoi nos usines et nos mines, bien vides depuis la Grande Guerre, n’accueilleraient-elles pas tous les vôtres, à condition qu’il n’y ait aucun retour possible, même en rêve. Mes consœurs grenouilles, je l’ai vu dans un présage, oublieront votre Arménie, ou, si vous préférez, votre “Arménie de l’Ouest”, et un triomphateur admiré spoliera jusqu’à vos os. Soit, puisque vous n’avez rien à répondre, mettons-nous d’accord, et que toutes les générations venant après vous soient tenues par cette fatalité. Car la rouerie et la couardise de ma patrie ont une fort belle renommée qui ne se démentira jamais : des traités inégaux, des intellectuels acquis à vos ennemis, un musée dédié à la négation du crime de vos bourreaux situé en plein cœur de Paris, et, enfin, une commission d’histoire mixte, savant mélange de traîtres et d’infâmes, voilà tout ce qui vous attend. On cherchera des torts partagés entre vous, les victimes, et vos bourreaux pour blanchir en l’atténuant le forfait perpétré en ces lieux. »

Lorsqu’elle n’eut plus rien à dire, la grenouille s’en alla en bondissant. Le batracien éhonté se pavanait dans les airs, offrant une peau lisse et verdâtre aux faisceaux du soleil rutilant, imaginant de nouveaux traits d’esprit et d’autres humiliations pour ce peuple de déracinés. La fanfaronne fléchit ses longues pattes palmées et gonfla ses joues flexibles, empruntant une posture grotesque :

« Je vous montre le chemin », dit-elle en les narguant.

Aussitôt, les Arméniens, fatigués de cette bravache qui se jouait de leurs malheurs, empoignèrent la grenouille et lui répondirent :

« Garde pour toi ce pays que tu nous décris, grenouille. Nous condamnons ton musée turc, ta commission d’histoire, tes menteurs à la fourberie éprouvée, qui oseront flatter nos assassins et salir la mémoire de ceux qui sont tombés. Nous obtiendrons justice! »

La grenouille se tortura l’esprit à la recherche d’une réponse qui ménagerait la bonne entente entre le Pays des Grenouilles et celui des négationnistes. Elle eut un sort bien mérité. Elle fut d’abord mise en charpie. Puis ses viscères furent jetés sur le sable brûlant. Les scorpions se partagèrent le peu qui en restait. Plus personne n’entendit parler de cette vantarde et de ses mauvais tours. Le Pays des Grenouilles, après une incalculable série de mauvais choix, devenant insupportable au monde, perdit le peu de crédit qui lui restait. On n’entendit plus jamais parler des grenouilles qui, d’ailleurs, avaient disparu depuis longtemps des bonnes tables…

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